Au milieu des années 90, l’apparition très médiatisée du mouvement Dogme95 avait remis au goût du jour une envie de réalité tangible. On entendait la musique sortir des transistors cassés, les personnages parler sans micros, la caméra tenue à la main était souvent secouée. Je trouvais ça un peu étrange de se fixer ces règles pour être naturel, pour être brut. Quand j’étais plus petit, je me disais toujours que dans les films on voyait rarement les personnages dormir très longtemps, manger, attendre le bus ou gratter une guitare posée dans un coin de la chambre. Il fallait être efficace, comme si tous les plans comptaient. Dans Buffalo 66, il y avait cette séquence d’ouverture que j’adorais où Billy Brown, le héros joué par Vincent Gallo, a une folle envie de pisser et cherche à toute vitesse un endroit où se soulager. Cette scène je l’avais vécu tant de fois dans la vraie vie, surtout aux Etats-Unis où pisser dans la rue est très mal vu. Ce film, j’allais le voir et revoir d’innombrables fois, non pour le comprendre et l’analyser mais pour me sentir baigné de son esprit, comme lorsqu’on cherche l’odeur de quelqu’un d’absent sur un vieux vêtement.
Ce que j’ai toujours aimé chez Gallo, c’est cette recherche très ambitieuse de la beauté suprême qui est toujours voisine d’une forme de laideur qu’il embrasse comme une rencontre d’un soir. Il y a toujours un paysage glauque (réel ou métaphorique) en arrière plan de sa quête du sublime. Sur son disque When, sorti en 2001 à une époque où la musique avait un drôle de goût d’apocalypse, il fredonnait des mélopées funèbres à l’oreille de Paris Hilton, pas encore une icône trash, mais simplement l’héritière un peu futile d’un empire hôtelier. Ses morceaux, arides et douceâtres, me rendaient infiniment triste à une époque où je vivais dans un appartement gigantesque sans aucun meuble ou presque, avec pour seul compagnie un chat un peu sociopathe que j’avais appelé Gus, en hommage à Gus Van Sant. Avec Gallo, je découvrais la complexité, le sous texte et une certaine addiction à la nostalgie, celle d’une époque révolue, voire pire celle d’une époque qu’on n’a jamais vécu.
Quand je suis allée voir The Brown Bunny, son nouveau film, au cinéma je me suis retrouvé à quelques rangs d’un de mes profs de fac qui était venu seul. Et pendant la longue scène de sexe oral, je me suis demandé s’il m’avait vu. Il y avait là dedans quelque chose de sale, de glauque et en même temps de magnifique. La musique du film n’était pas jouée par Gallo mais par John Frusciante. Vous pouvez écouter Dying Song. C’est un morceau épique et un peu mélodramatique. Je crois que la fragilité casse gueule de Gallo me manquait un peu à cet endroit.
A le voir réduit à ses esclandres publiques, ses discours pro Trump, la vente de son sperme, ses projets avortés, ses apparitions dans des clips de mauvais goûts et des campagnes de pub de marques de fringues au rabais, je prenais tout cela comme un très mauvais signal: la beauté bizarre et complexe ne pouvait exister que de manière fugace. Je pouvais toujours renifler When et Buffalo 66, il n’ y aurait plus d’éclipse lunaire de la sorte. Cristina Ricci pouvait devenir une actrice taille 36 de plus, elle ne tirerait plus jamais sur les manches de son gilet beige.
Et puis à la sortie de Tetro de Coppola, j’ai lu une sorte de message subliminal, comme si Gallo m’avait glissé dans la main un petit papier plié en quatre pendant un cours de math au collège. Dans le film, il joue un artiste prétendument génial, cloîtré et caché d’un monde qui le déçoit. C’est son petit frère qui met en scène son livre inachevé et qui le pousse de nouveau dans la lumière. Il y a des secrets qui devraient toujours restés enfouis. Et de temps à autre, la silhouette dégingandée de Vincent Gallo me rappelle cette très belle métaphore du monde: un endroit où on ne peut même pas trouver un coin pour pisser tranquille sans être emmerdé.