Sun City Girls: Do East Yourself

Sun City Girls, d’abord, par-delà la ville-maison de retraite dont le nom du groupe s’inspire, c’est une atmosphère de contrées lointaines et d’âges immémoriaux. Quelque chose qui se désensable et s’écoute assis en tailleur – les 1001 Nuits et l’archéologie.

« Sésame ouvre-toi. »

Désert de l’Arizona (le groupe est originaire de Phoenix) – une antique porte au fond d’une grotte s’ouvre. Ce qu’elle contient n’est pas à proprement parler un trésor. C’est un grand bazar luxuriant tout aussi merveilleux. A la lumière de la torche, on distingue toute une variété de tissus, d’icônes, de masques, de bijoux et de talismans qui composent les pièces du kit d’une kermesse enchantée, les vestiges d’une sorte de civilisation éteinte, dont envisager de faire l’inventaire serait une entreprise similaire à celle de d’atteindre le sommet de l’Annapurna. 

S’aventurer dans Sun City Girls, suppose, en effet, de mettre le pied dans quelque chose de considérable. Ce n’est pas tout à fait comme entrer en religion (comme l’exigent certains chanteurs) mais c’est plutôt ajouter une sorte de nouveau continent à son expérience esthétique du monde. Un continent et sa diégèse vertigineuse dans lequel il faut accepter de se perdre et se résoudre à ne jamais vraiment le comprendre tout à fait. Sun City Girls est un groupe aux allures de cercle initiatique qui n’est réellement accessible que de manière fanatique. C’est un tapis volant qui part mais qui jamais ne revient. Une grande partie du génie du groupe tient dans le fait d’avoir embarqué pendant plus de vingt ans l’auditeur dans une aventure que lui-même a tenté, « sans espoir » comme l’écrit Muriel Cert dans Le Diable Vert. « J’ai, ajoute la romancière comme pourraient le faire les membres du groupe, dansé sur le cratère des volcans et j’ai volé la couronne du soleil en sachant bien qu’un jour le poids du monde me tomberait sur les épaules et que j’allais être forcée d’assumer la destinée des fous d’orgueil jusqu’à ce que Némésis la vengeance ait fini de me marcher sur le ventre et que je crève juste devant les portes du ciel où je n’entrerai jamais. » 

Le catalogue du trio légendaire formé par les frères Bishop (Alan et Richard) et leur meilleur ami (Charles Gocher décédé en 2007 et emportant la fin du groupe avec lui) est riche de pas loin d’une centaine d’albums, de EP, de compilations sur cassettes, CD’s ou vinyles… depuis 1982. Il suffit de lire le titre des albums et des chansons, découvrir les pochettes, toute cette formidable poésie soumise à aucune tendance, cette inspiration tendue vers un ailleurs plus vertical qu’horizontal, pour constater la cohérence parfaite du geste et du très étrange maniérisme qui l‘accompagne. Les titres sont si beaux qu’il faut obligatoirement en citer quelques-uns : 

Midnight Cowboys From Ipanema

God Is My Solar System

Famous Asthma

Fresh Kill Of A Cape Hunting Dog

Tibetan Jazz 666

The Multiple Hallucinations Of An Assassin ‎

Torch Of The Mystics

Live From Planet Boomerang

Kaliflower

Valentines From Matahari

330,003 Crossdressers From Beyond The Rig Veda

Cameo Demons And Their Manifestations

A Bullet Through The Last Temple

Carnival Folklore Resurrection Radio

Three Fake Female Orgasms

You’re Never Alone With A Cigarette

Etc…

Bien évidemment, l’œuvre de Sun City Girls coche toutes les cases du cahier des charges Do it Yourself. Comme envisager de telles propositions ailleurs et autrement ? 

Avec le DIY, il faut le dire, c’est toujours la même chanson : on le « fait soi-même » parce que ceux qui peuvent en faire quelque chose n’en veulent pas, on le fait soi-même parce qu’on fait grand cas de son intégrité, on le fait soi-même parce qu’on ne veut pas se vendre au marché. Mais le problème du DIY – si l’on pousse la réflexion un peu – c’est qu’il évolue en parallèle des majors sans jamais vraiment s’écarter de leur ombre. Même s’il est sensiblement à l’avant-garde, il conserve des manies de petit frère jaloux. Cette conduite particulière, ce désir de vengeance, cet entretien d’une sorte de concurrence l’empêche de varier. Il s’entête tellement qu’il se confine dans l’expression d’un seul genre. Malgré une arborescence riche (no-folk, outsider music, Fruity Loops Hip Hop, etc…), l’imaginaire collectif entend Do it Yourself, et tout de suite il voit des guitares saturées qui agonisent dans un garage à la faveur d’une tempête de larsens. Comme si indépendance signifiait forcément un son déplorable… Et qu’est ce qu’un son déplorable ? insiste Sun City Girls. La volonté d’indépendance économique et même philosophique ne devrait jamais être confisquée par une étiquette.

Sun City Girls ne brandit aucune allégeance au moindre genre. Ce n’est pas une simple posture. Il n’y a rien de simplement politique pour le trio : tout est géopolitique. Quitte à être anti-commercial autant être oriental ! Un unique cap : élaborer son œuvre à l’opposée cardinale de tout autre et laisser infuser une inspiration que personne ne partage. Ce qu’explore le groupe (et la création du génial et précurseur label Sublime Frequencies par Alan et Richard) c’est cette multiplicité des dimensions musicales que ne parvient pas à dissocier le DIY. Pour éviter l’empire de l’ombre du marché les frères Bishop et Charles Gocher sont partis loin. Ils ont rejoint cet inconnu musical qu’est l’Est, ce bout du monde de la mélodie. S’ils sont DIY c’est que l’espèce de World Music qu’ils pratiquent – disons True Eastern World Music (bien loin de cette affreuse création des années 90 coincée entre Toto et Youssou N’Dour) – est fondamentalement DIY. En effet, puisqu’elle ignore tout du marché, nulle part ailleurs il ne peut y avoir de meilleure, de plus honnête et de plus variée résistance à celui-ci. La musique orientale est le véritable DIY.

« When I was dead I looked exactly like you, now I’m alive where nothing is true » – entend-on pendant le deuxième couplet de  This Is My Name  sur le dernier album du groupe, Funeral Mariachi. Une déclaration comme ça, façon « je suis vivant et vous êtes morts » de Philip K. Dick dans Ubik, peut défragmenter un cerveau et faire s’effondrer sur Terre tous les satellites du ciel. C’est quelque chose que le groupe a été chercher loin. C’est l’unique formule pour refermer la grotte derrière soi, animer la kermesse et oublier le monde dans les coutumes d’une civilisation oubliée. On sera alors exactement là où la musique n’orchestre plus rien mais se laisse orchestrer. 

L’Orient pour Sun City Girls, à l’heure où les acteurs des débats au sujet de la ré-appropriation culturelle se tiennent en joue, n’est pas un territoire qu’on peut s’approprier mais une région de l’esprit à laquelle on peut (on doit) s’abandonner. Préférer l’abandon à l’appropriation, voici les termes de la première indépendance que toute expression artistique devrait revendiquer et que Sun City Girls s’est épuisé à exprimer : l’indépendance spirituelle.

ARTHUR-LOUIS CINGUALTE

Ce texte est initialement paru dans le numéro 7 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

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