Lunachicks : les nounous d’enfer

Lunachicks en 1992

Déboulant à la fin des années 1980, perchées sur des bottes à plateformes, les Lunachicks avaient tout pour devenir des icônes du punk New-Yorkais. Un humour sordide, des concerts en forme de performances artistiques et surtout des morceaux hyper efficaces qui rappellent autant l’énergie des Ramones que l’univers déjanté des B52’s. La leadeuse Theo Kogan et son gang de filles badasses font partie de celles qui ont ouvert les vannes du rock à tout un tas de jeunes femmes qui découvrent sur scène des musiciennes totalement libres et décomplexées. En six albums, les Lunachicks ont repoussé les limites du mauvais goût, du trash et du politiquement incorrect à une époque où le respect des femmes dans le milieu de la musique était loin d’être acquis.

Lunachicks en 1989

Theo Kogan, Gina Volpe, Sydney « Squid » Silver et Sindi Benezra se rencontrent au lycée, à La Guardia High School of Music & Art and Performing Arts dans l’Upper West Side de Manhattan. Les quatre stoners se réunissent autour d’un amour commun pour la défonce, le glam rock et les films de John Waters. Encore adolescentes, leur premier morceau, le très gore Theme Song , parle de tuer leur prof d’anglais et lui arracher ses artères pour en faire un collier. C’est le début des Lunachicks, un cocktail explosif de glamour bon marché et d’absurdité. Elles commencent à se produire sur scène en 1988 avec la batteuse Becky Wreck, baladant leur punk rock acidulé au CBGB’s, au Ritz ou au Limelight. L’amazone Theo Kogan assure le chant de sa voix grave et limpide mais aussi le côté spectaculaire du concert avec ses costumes excentriques, ses grosses perruques en bataille, ses prothèses et son maquillage de clown étalé sur le visage. Elle se créée un personnage mi Barbie, mi sorcière, qui détourne tous les codes de la féminité pour en faire une caricature. Les performances survoltées du groupe ne tardent pas à se faire remarquer par les anges gardiens de beaucoup de formations féminines de l’époque, Kim Gordon et Thurston Moore. Ils s’empressent d’envoyer une maquette des Lunachicks au label anglais Blast First qui les signe immédiatement à condition que les deux membres de Sonic Youth produisent le premier album. Toute la bande se retrouve en studio mais la mayonnaise ne prend pas entre des producteurs qui veulent laisser toutes les erreurs et aspérités pour atteindre un son plus noisy et des jeunes musiciennes qui préfèrent sortir un disque efficace et bien ficelé.

Finalement, ce premier opus Babysitters on Acid est une bonne entrée en matière dans l’univers des Lunachicks avec sa pochette ultra saturée et son logo vert fluo dégoulinant mettant en scène les pires nounous qu’on puisse filer à des gosses. L’enregistrement est brut, confus, bien loin de ce qu’elles recherchaient et elles avouent même le détester dans certaines interviews. Pourtant, Dino Sex, le batteur de GG Allin & The Murder Junkies, a affirmé que c’était l’un de ses albums préférés dans le documentaire Hated en 1993 où il tient la pochette dans une main et son pénis dans l’autre. 

Quelques années après, en 1992, après une tournée avec The Dictators, sort le deuxième album Binge & Purge dont le morceau éponyme décrit de manière crue la vie d’une jeune fille boulimique, des fringales en cachette dans sa chambre à la perte de ses dents et la rupture de son œsophage. Tous les thèmes liés aux pressions que subissent les femmes sur leur physique sont très présents dans la musique des Lunachicks qui brisent les tabous sur les troubles du comportement alimentaire, plus répandus qu’on ne pourrait le croire. Tout cela a du sens quand on sait que Theo Kogan avait aussi une carrière de mannequin en parallèle, foulant les podiums de créatrices hautes en couleurs comme Betsey Johnson ou Patricia Field. Elle est aussi très proche de toute la communauté de drag queens de New York et traîne avec Lady Bunny, la légende du transformisme, à qui elle a sûrement piqué quelques conseils capillaires. 

A la fin des années 1980/début des années 1990, beaucoup de formations punk/heavy metal exclusivement féminines fleurissent un peu partout aux Etats Unis. Inspirées par des groupes chargés en testostérone, elles détournent leurs codes pour qu’ils reflètent leurs modes de vies et questionnements, sans rien perdre de l’aspect brutal et instantané du son. Au moment où des groupes comme L7, Babes in Toyland ou Hole accèdent à une certaine notoriété mondiale, les Lunachicks se retrouvent en quelque sorte balayées sous le tapis. Pas tout à fait des riot grrrls, elles ne sont jamais directement affiliées au mouvement même si leurs morceaux sont intrinsèquement féministes. Si leur position sur le sujet est moins frontale que d’autres groupes plus reconnus, leurs textes cinglants sont tout aussi intéressants à disséquer. Elles ont aussi du mal à se faire une place dans une époque où les groupes de filles ne sont là que pour remplir des quotas ridicules. Lors de tournées européennes, certaines salles refusent de les faire jouer sous prétexte que les L7 ou Babes in Toyland y ont fait des concerts un mois avant. Le groupe de filles est une attraction sympathique à voir une fois de temps en temps pour ne pas trop brusquer l’ordre établi. Les médias contribuent aussi à ce climat de compétition entre des musiciennes qui ne souhaitent en réalité que soutenir le plus de girl bands possibles. 

Lunachicks et L7

Avec Jerk of all trades en 1995 et Pretty Ugly en 1997 sortis sur Go-Kart records, les Lunachicks opèrent un virage plus pop, plus fun, et on y trouve les morceaux les plus connus du groupe comme  Don’t want you  avec son clip en forme de parodie de l’émission The Dating Game, Fingerful  qui parle des fétiches sexuels les plus absurdes ou  Mmm Donuts , une ode à toutes les saveurs de beignets. La trash-TV, les dessins animés, la bouffe hypercalorique et le sexe sont les sujets principaux de leurs chansons, régurgitations acides de leur époque. Et quand on leur demande si leur musique véhicule des messages sociaux, elles préfèrent répondre qu’elles sont « socially unconscious ». Une posture de slacker assez rafraîchissante sans discours surfait qui laisse la musique parler d’elle-même. 

Cette année, après plus de quinze ans d’inactivité, les Lunachicks étaient de retour pour quelques concerts à guichet fermé à New York. Un come-back qui sonne juste et assez nécessaire dans une période où le féminisme est devenu un argument marketing, un adjectif de plus dans un dossier de presse, broyé et lissé jusqu’à en perdre sa valeur. Elles nous avaient laissé avec Luxury Problem en 1999 dont le premier titre Less Teeth and More Tits est toujours aussi pertinent aujourd’hui et on ne peut qu’espérer un nouvel album pour connaître leur avis sur Netflix, les poke bowls et les influenceurs… même si la marque de gloss vegan de Theo Kogan nous laisse penser qu’elles ne sont plus aussi nihilistes qu’en 1992.

ALICE BUTTERLIN

Cet article est tiré du zine papier #6 Le Gospel consacré aux « petites histoires du punk rock »

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