[ Family Values part. 3 ] All in the Family : too many dicks on the dancefloor

Cet article est le troisième volet de notre série « Family Values », consacrée aux relations familiales dans la musique et le cinéma. 

Le monde aurait logiquement dû imploser ce jour où Jonathan Davis et Fred Durst se sont mutuellement agonisés d’insultes durant 5 minutes dans un studio d’enregistrement pour ensuite inclure leur chanson All in the Family sur un album qui se vendra à plusieurs millions d’exemplaires. C’est le pinacle de la toute-puissance du neo metal qui périclitera au début des années 2000 pendant que tous les groupes un jour associés au genre s’en désolidariseront un par un. 

Détesté et populaire

Pour rappel à destination des gens nés après 1995, le neo metal c’est ce heavy metal volontairement simplifié (pas de solos de guitare, peu de technique à proprement parler) pour resserrer le propos autour du groove et tenter des connexions avec d’autres genres musicaux comme le rap ou le rock industriel (à l’époque on appelait ça « fusion » et ça nous donnait l’impression d’avoir des goûts très variés). On prête à Korn la paternité du genre avec son premier album en 1994 où le groupe actualise le mal-être existentiel du grunge au sein du metal en mettant l’accent sur les traumas vécus par son chanteur Jonathan Davis en particulier. Limp Bizkit s’engouffre dans la brèche avec son rap metal de blancs-becs très bien fichu pour un temps (Three Dollar Bill, Yall$ défonce toujours autant à l’heure actuelle), décroche un contrat discographique après avoir sympathisé avec Fieldy, le bassiste de Korn, et ouvert pour le groupe de Bakersfield. Slipknot incarne le volet extrême du mouvement tandis que Deftones occupe l’espace intello sensible au point que leurs fans récusent l’intégration du groupe à la famille neo.

Comme le glam metal des années 80 en son temps, le neo metal est ridiculement populaire auprès des adolescents et évidemment détesté par tout ce que la Terre compte de gens sérieux. Les punks haïssent ce genre (mais ils détestaient déjà le glam metal), les métalleux aussi (y voyant un abâtardissement de leur musique chérie). Il n’empêche que tout le monde saute dans le train en marche pour générer du cash, même les papys de Metallica s’y mettent le temps de St. Anger dont la production tant décriée doit beaucoup à cette nouvelle vague. Derrière la violence contenue, les différentes formules inventées par les acteurs du neo sont plutôt inventives tandis que les textes oscillent entre l’exploration obsessionnelle des traumatismes (Jonathan Davis) et la stupidité réjouissante revendiquée (Fred Durst). Lorsque Korn sort Follow the Leader le succès commercial est gigantesque (14 millions d’exemplaires vendus) mais les fans de la première heure quittent le navire en se pinçant le nez face aux fusions rap/metal featuring Ice Cube, Slimkid3, et Fred Durst pour ce All in the Family qui nous intéresse ici. 

La toute-puissance des bros 

L’instrumental du morceau donne la gerbe à force de pilonner le crâne sans créer la moindre dynamique tandis que la violence fait du surplace et n’a nulle part où aller. Ses bourdonnements métalliques finissent par générer une sensation d’oppression au diapason de la litanie d’insanités débitées. La chanson prend le pire du rap de l’époque (misogynie, agressivité masculine, homophobie) et le traîne dans la fange des petits Blancs parvenus qui tentent de rapper sur des guitares. Au-delà de l’aspect musical, les paroles réunissent tout ce qui fait le parfum nauséabond du neo metal (même s’il ne s’y résume pas) en alignant les insultes homophobes et les références plus ou moins fines à la pop culture. C’est déjà cringe à l’époque mais ça n’empêche pas Korn d’inclure All in the Family dans son blockbuster metal puisque l’heure est à la toute-puissance des bros. C’est leur moment et le Zeitgeist sera en leur faveur pour encore quelques années. Peut-être leur public est-il plus enthousiaste à l’égard de son époque que ce qui est actuellement de mise (on se situe avant la crise économique de 2008) et cette forme glauque d’optimisme semble se traduire par l’envie, pour une part bien spécifique de la population occidentale, de jouer à se faire peur sans jamais être réellement mise en danger. De là une tolérance peu ragoûtante pour les blagues homophobes, sexistes et j’en passe. Davis et Durst peuvent bien dire aujourd’hui qu’il s’agissait d’une blague ou même d’une tentative de refléter l’homophobie latente de leur société, ils se placent sur ce titre dans le camp de la cruauté infligée plutôt que subie. Ça a d’ailleurs dû faire bizarre aux fans de Korn en 1998 d’entendre Jonathan Davis traiter quelqu’un de « little faggot » et « limp dick » alors que sur le premier album du groupe il paraissait prendre le parti des personnes opprimées. 

Non seulement le neo metal est populaire mais il l’est à une époque où on vend encore des disques. Hybrid Theory de Linkin Park s’écoule à 32 millions d’exemplaires et devient le disque du XXIe siècle le plus vendu. L’heure est à l’accumulation de capitaux dans l’industrie musicale, ce qui donne lieu à l’organisation de méga-festivals comme l’Ozzfest en 1997 et bien sûr Woodstock 99 de retour dans les mémoires ces temps-ci à la faveur d’un documentaire Netflix qui, au-delà de son montage sensationnaliste, met bien en exergue la pourriture des esprits ayant conduit à ce désastre. À l’affiche de ce Woodstock de sinistre mémoire on retrouve, tiens donc, Limp Bizkit et Korn. Pour enfoncer le clou, Korn lance son Family Values Tour en 1998 qui réunit Limp Bizkit, Ice Cube, Incubus, Orgy et Rammstein pour 28 dates et 6,5 millions de dollars de bénéfices. La tournée consolide cette idée d’un momentum des hybrides rap/metal et même Deftones, un des premiers groupes à rejeter l’étiquette neo, y participe en 2006.

Le petit cœur des guitares sept cordes

Puis comme n’importe quelle tendance de la pop culture, le neo metal termine son tour de piste et personne ne survit en dehors de Deftones. Slipknot a toujours dit faire du « metal metal » par opposition à l’étiquette neo (alors qu’avec des titres comme People=Shit le groupe est clairement dedans). Korn veut se dédouaner de sa responsabilité quant au genre musical qu’il a contribué à créer (allant jusqu’à réclamer la paternité du brostep de Skrillex). Seul Fred Durst défend le label neo qui aura permis à des Blancs de rapper sur des grosses guitares sept cordes. Vu le fond putrescent d’un titre comme All in the Family, pas étonnant que personne ne veuille faire partie de la famille. Le neo metal est misogyne à crever au moment même où le vent de la pop tourne lentement mais sûrement pour mettre fin à l’hégémonie des petits garçons dans le champ de l’industrie musicale, au moins devant les caméras.

Et voici qu’un jour de 2010 Lil Wayne sort Rebirth faisant suite au carton planétaire de Tha Carter III. Sur la pochette de l’album il trône sur un sofa doré, une guitare électrique sur les genoux, et il axe la promo du disque autour du fait qu’il y joue de l’instrument pré-cité car le rap rock serait un véhicule adapté à l’expression d’émotions douloureuses (notamment chez les hommes). Une nouvelle génération de rappeurs lui emboîte le pas durant la deuxième moitié des années 2010 et se voit regroupée sous différentes appellations se recoupant parfois : emo rap, Soundcloud rap, mumble rap. De nouveau, ce sont de jeunes hommes (moins blancs cette fois), rejetons de Lil Wayne comme du Kanye West de 808s & Heartbreak, qui réactivent le rap metal à une époque où les frontières entre les genres sont tombées depuis longtemps. Voilà comment on en arrive à XXXTentacion qui rappe sur Spit It Out de Slipknot sur le titre Off The Wall! 

Les rappeurs Soundcloud ont en commun avec les neo metalleux de se foutre éperdument de l’Histoire de leurs genres respectifs. Fieldy affirme en interview que l’histoire musicale de Korn « commence avec les Red Hot Chili Peppers et le premier Faith No More » tout comme il va de soi pour Lil Uzi Vert d’affirmer ignorer qui est Nas, que ce soit vrai ou pas. En mettant un point d’honneur à ne pas montrer de respect particulier vis-à-vis de la généalogie, le rap Souncloud comme le neo metal s’affirment comme des musiques irrémédiablement adolescentes. D’ailleurs le goût renouvelé pour le neo tient sans doute aussi au fait qu’il contient assez de stridences et d’infra-basses pour faire de nouveau chier les parents. Ce sous-genre du metal tant décrié à l’époque rejoint dès lors les différentes esthétiques réunies dans le grand blender centrifugé du Soundcloup rap, charriant avec lui son lot de comportements répréhensibles voire criminels de la part de jeunes hommes arrivant à des positions de pouvoir culturel.

Est-ce que la toute-puissance des bros a réellement pris fin ? Je n’en suis pas sûr et la période actuelle m’apparaît plutôt comme une nécessaire traversée de turbulences. Personne ne sait où on va atterrir et de cette incertitude découle peut-être l’exigence de sécurité contenue dans la récurrence du terme « safe » ces jours-ci. Jouer à se faire peur selon les codes de 1998 revenait à traduire/reproduire en musique les aspects crades de la psyché masculine et en 2023 la bonne santé artistique et financière du rap procure à ses acteurs le même sentiment d’impunité que celui des neo metalleux tandis qu’une partie de leur public accepte de fermer les yeux. Ces accointances prouvent que les recoins sombres exposés par All in the Family sont toujours habités.

PIERRE DEMOTIER

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