Donnie & Joe Emerson: rêves de grandeur sur un tracteur

Fruitland, zone rurale de Washington, à 1h30 de route de la ville la plus proche. Aimante, travailleuse et prospère, la famille Emerson compte cinq enfants qui partagent leur vie entre l’école et la ferme. En dehors de ce grand terrain agricole, Marvin Gaye, Commodores et autres Bruce Springsteen ou Electric Light Orchestra se bousculent aux premières places du Billboard Top 100. En 1977, deux frères découvrent le paysage musical de la deuxième partie des années 1970 grâce à l’autoradio intégré dans le tracteur fraîchement acquis pour passer en revue les 600 hectares de la ferme familiale.

Dans ce contexte isolé, l’engin ne reçoit que la radio commerciale AM de Spokane. Donnie, alors 14 ans et benjamin du duo, reçoit ses premiers frissons musicaux et s’invente les visages de celles et ceux qu’il écoute jusqu’à 10h par jour en labourant ses champs de blés et de luzerne. Vierge de toute histoire et expérience collective (et intime) liée à la musique, l’ado écoute la bande sonore des années 1970 sur fond de moteur rugissant. A la radio, ses idoles chantent l’amour, la fête et la quête de liberté et ce, déjà dans les chapelles bien identifiées du rock, du disco et de la soul. Don se met alors à reproduire des heures durant ce qu’il entend sur sa guitare, sa basse et son synthé avant de se mettre lui-même à composer.. Son grand frère Joe le suit avec une batterie sous les yeux admiratifs d’un père qui entrevoit dans la passion naissante de ses fils une alternative à la vie laborieuse qui les attend. Celui-ci leur propose un pacte: si les deux garçons vont au bout de leur album, il le financera. Nous sommes en 1979 et en seulement quelques mois, Don compose en grande partie Dreamin’ Wild. Don Sr. honore sa promesse et construit un studio dans une petite cabine du domaine: une salle pouvant accueillir 300 personnes. Une fois l’œuvre enregistrée sous la direction du prof de musique du lycée, il presse 2 000 vinyles à vendre aux voisins, aux copains et à présenter dans les fêtes des environs. N’ayant anticipé ni sa distribution, ni sa promotion, ce disque ne dépasse pas les frontières du comté et les 100 000 dollars malheureusement investis par la famille n’ont eu que pour résultat effectif de considérablement réduire la superficie de la propriété. 

La famille Emerson retourne à l’anonymat jusqu’à ce que, 33 ans plus tard, en 2008, un collectionneur mette la main sur cette pochette kitsch chez un antiquaire de Spokane. La rumeur d’une œuvre pure réalisée par deux gentlemen farmers finit par parvenir jusqu’aux bureaux de Light In The Attic et Dreamin’ Wild se révèle rétrospectivement un titre prophétique. Le label de Seattle leur déploie le tapis rouge: deux rééditions de l’album en 2012 et 2019, une version augmentée d’enregistrements inédits et du merch à n’en plus finir à l’effigie des deux têtes brunes (sweat-shirt, masque de sommeil, bonbons de St Valentin, cassette 8 pistes). L’année de la première résurrection du disque, c’est aussi Ariel Pink et Dâm-Funk qui s’emparent du clou de cet album pour en donner une version tombée à côté de la plaque: Baby, ballade soul lo-fi et sensuelle écrite par un ado transi d’amour se mue en single guignol qui sent fort la kétamine.

La pochette laisse pourtant présager le pire : vêtus d’un une pièce cousu maison sur le patron de celui d’Elvis période Vegas, les deux ados fermiers prennent la pose façon frères siamois sur un fond texturé bleu. Passé cette dure épreuve du temps, ce visuel annonce un disque magnifiquement maladroit dont le fil conducteur s’ancre dans les premiers émois amoureux et sexuels. Dreamin’ Wild abrite autant de tensions (Give me the chance), de langueur extrême (Love is) que d’émotions palpables (Baby, Dream full of a dream). De solo prodigieux (My Heart) en mélodies instinctives (Good Time), Donnie Emerson se révèle en auteur-compositeur fantastique et imparfait, laissant filer des grésillements non dissimulés et des voix étouffées, à la limite de l’audible. 

Les huit titres de Dreamin’ Wild portent la diversité des hits du Top 50 de la fin des années 1970, les deux frères y concentrent naturellement soft rock sucré, élans funk, soul lo-fi et vapeurs psychédéliques, le tout vêtu d’un costume hommage à une idole dont ils n’ont connu que la chute. Ces doux anachronismes et cette liberté de composition et de représentation existent par une approche musicale dénuée de toute expérience concrète ou sociale. Sans disquaires, sans concerts (ça vous rappelle quelque chose ?) ni d’échanges autour du sujet, la musique n’appartient qu’à celui ou celle qui l’écoute, sa bonne réception et ses impressions. Dans ce contexte d’isolement, la découverte d’œuvres transcendantes (ils citent entre autres Springsteen, Kris Kristofferson, Brothers Johnson et Kool & The Gang) pousse le jeune homme en construction à composer et réécrire les choses à sa façon, à exprimer ses émotions sans interférences.

‘Cause I’d give anything in life

If I could be next to you tomorrow

When you hold me and tell me you love me

Will I dream a dream full of dreams?

As the moments start to slow down

You kinda know it’s going to end

When two people start to think of themselves

What to say? It’s over

DREAM FULL OF DREAMS

 

En composant et enregistrant l’album en à peine quelques mois, à une période charnière de leur existence, les frères Emerson témoignent d’un temps où l’amour se vit et se subit comme une tornade, où les sentiments purs, l’idéal sont par définitions éphémères, intenses, vifs et cruels. Ils prennent une photographie de l’adolescence à son zénith, dans l’insouciance artistique, sentimentale et financière la plus totale. Financière car cette naïveté et cette candeur se distinguent dans cette histoire comme un trait familial. Presque deux décennies après les pères forceurs et tortionnaires Jackson et Wiggin (The Shaggs), Don Sr déploie une spontanéité désarmante, prêt à sacrifier pour ses fils une grande partie de ses terres sans anticiper les moyens de diffusion du disque, jusqu’à provoquer son propre gouffre financier. A en lire ses confidences aujourd’hui, le patriarche n’en essuie aucune amertume et si vous voulez tout savoir, l’aîné du duo est vite retourné à la ferme reboucher les trous.

La situation adolescente, l’amateurisme, la franchise des frères Emerson et de ceux qui les entourent posent un contexte qui transcendent cette œuvre imparfaite, inachevée et au charme déconcertant. En lui faisant écouter l’album, mon ami Toby eut l’air gêné avant de bredouiller : « j’ai des sentiments très mélangés ». C’était au moment de Noël, entre deux gueuletons, à une période où moi j’ai écouté Dreamin’ Wild plusieurs dizaines de fois, en y trouvant les sensations de cette période spéciale de l’année: de l’amour, du réconfort, de la mélancolie et un peu d’indigestion.

MORGANE DE CAPELE

Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

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