Cromagnon: le premier groupe indus de l’histoire?

 

Anomalie, arnaque ou coup de génie? En 1969, un groupe mystérieux enregistre à New-York un disque ovni considéré tour à tour comme une œuvre pionnière de la musique noise et industrielle ou comme un agrégat inaudible composé par des drogués en perte totale de lien avec la réalité. Retour sur “Orgasm”, l’unique album des bien nommés Cromagnon et son rock’n roll des cavernes. 

 

A peine étais-je sorti de mon obsession The Monks et The Weathermen  que je me retrouvais nez à nez avec le groupe Cromagnon, vendu par les diggers comme l’auteur “du premier disque indus de l’histoire”. Orné d’une pochette en droite descendance du côté Grateful Dead de la force, cet album est le sujet d’inlassables discussions sur Reddit (mes préférées sur la musique) et mérite probablement que vous vous y penchiez. 

Si vous avez des amis sombres, vous pourrez assez facilement les impressionner en leur passant Caledonia, piste introductive (et morceau le plus réussi) du seul album de Cromagnon. Batteries tribales, chant de loups-garous sussurré puis hurlé (la Norvège n’est pas loin), cornemuse désaccordée, bruits d’orages, Theremin qui reprend son indépendance : difficile de croire qu’un morceau aussi barré ait pu sortir d’un studio voisin de Bob Dylan ou du Velvet Underground. Les choses se corsent avec Ritual Feast Of The Libido, sorte de field recording d’un rituel au peyotl qui a mal tourné. La suite du disque évoque un fracas psychédélique, comme si Robert Eggers filmait une possession sataniste du corps de Brian Wilson. Animiste, brutale, ludique voire enfantine (sur le titre Crow Of The Black Tree), la musique de cet Orgasm est une sorte de protubérance monstrueuse et un peu effrayante de l’esprit de liberté de la musique sixties.  Elle est épuisante mais aussi hypnotisante à sa manière.  Sa précocité étonne et c’est probablement surtout celle-ci qui a alimenté une forme de culte chez les amateurs de bizarreries. 

Les années passant (et une partie de ses fondateurs passant de vie à trépas), la destinée de Cromagnon a fait naître de nombreux fantasmes. On a prêté à ses membres d’avoir joué dans les Residents, été les auteurs de tubes radios 60’s (sans que personne ne puisse déceler lesquels) ou d’avoir appartenu à des communautés hippies autonomes. Il subsiste quelques traces de la “véritable” histoire de cet album dans les tréfonds du net. Cromagnon semble avoir été surtout le projet récréatif de deux musiciens pop, Austin Grasmere et Brian Elliott (aujourd’hui disparus) qui titillèrent le succès commercial avec le groupe The Boss Blues et une pop radiophonique dans la lignée des formations en vogue de l’époque, Beatles et Turtles en tête. Fascinés par les techniques d’enregistrement novatrices de Phil Spector et son Wall of Sound, les deux compères emmenèrent quelques amis dans un hôtel converti en studio d’enregistrement dans l’Upper West Side new-yorkais. Par quel miracle ces Beavis & Buttheads hippies ont-ils pu trouver un contrat discographique reste pour moi le plus grand des mystères. Quoiqu’il en soit, ils s’installèrent pour enregistrer et expérimenter, en mélangeant bandes enregistrées à la maison ou dans la rue et prises lives. Installés aux quatre coins de l’hôtel (que j’imagine un peu comme une version décrépie et urbaine du “palace” de Shining), les musiciens purent laisser libre cours à leur imagination (encouragée par quelques substances dopantes).

C’est dans sa méthode d’enregistrement que le disque de Cromagnon fut plus ou moins volontairement pionnier d’une esthétique qui fit largement école à la fin des années 1970 et dans les années 1980. Obsédé par l’idée que le son devait jaillir de partout et re-créer ce fameux mur « spectorien », le quatuor avait fixé des sources sonores dans toutes les pièces, accrochant des percussions au plafond et allant même jusqu’à ramasser des inconnus dans la rue pour les faire taper ou crier en échange d’un verre de vin ou d’une part de pizza. Sal Salgado, un des survivants de cette équipée infernale, racontait dans une interview radiophonique en 2009 comment un habitant de l’immeuble où se trouvait le studio tapait sur la tuyauterie pour râler contre le boucan de l’enregistrement. Le groupe garda bien évidemment ces percussions accidentelles, tout heureux de pouvoir ajouter encore quelques balles dans le barillet de cette entreprise de destruction sonore. Sans se douter que ces sons “industriels” feraient les beaux jours de descendants plus ou moins légitimes. 

Salgado raconte dans la même interview comment le disque avait été réfléchi en un concept album dont chaque morceau devait refléter une décennie (le titre inaugural étant une lointaine relecture d’Elvis Presley). Il semble que Cromagnon fut bien vite aspiré par sa propre folie. Simple défouloir arty de musiciens trop sages à la ville? Il y a probablement un peu de ça quand on écoute les vétérans nous raconter leur projet scénique pour la première tournée de Cromagnon: construire un décor géant en forme d’utérus rempli de speakers censé faire fuir les agents du FBI avant de le détruire au lance-flammes au deuxième “morceau”. Toutes ces idées (certains diront délires) annoncent quoiqu’on en pense une bonne partie de la beaucoup plus sérieuse scène indus des décennies suivantes. Difficile en effet de se dire que les membres de Einstürzende Neubauten, The Birthday Party, Current 93 ou Throbbing Gristle n’ont pas piqué quelques idées à Caledonia. Le disque a été longtemps perdu, avant d’être retrouvé en bonne qualité et réédité en 2010 sous le titre plus consensuel (mais beaucoup moins parlant, je trouve) de Cave Rock. Régulièrement ressorti des tréfonds de la musique outsider par des prescripteurs de choix (David Tibet ou les Japonais de Ghost qui reprirent Caledonia), cet objet étrange reste une petite pierre sur la route cahoteuse de l’histoire de la musique expérimentale. Une sorte de fulgurance apparue en pleine ère hippie qui  semblait déjà annoncer les craquellements d’un idéal joyeux, naïf et un peu artificiel. 1969 fut une année charnière, marquée par le massacre d’Altamont au concert des Rolling Stones et les tueries de Charles Manson. Ce disque malade exprime à sa façon une prémonition du chaos inquiétant à venir. 

ADRIEN DURAND 

Article Précédent

[Family Values part. 8] : La pourriture familiale selon Wes Craven

Prochain article

Adrien Durand "Tuer nos pères et puis renaître"

Récent