« Boys Don’t Cry »: Americana hardcore (jusqu’à la mort)

Cet article est le second de notre série « Insomnia » qui revisite de manière totalement subjective des films regardés de manière obsessionnelle, encore et encore, par nos contributeur.ice.s. 

Vers l’âge de 14 ans, j’ai été happée par une fascination totale pour les Etats Unis, pas comme c’était la mode début 2000 d’avoir du papier peint New York ou des posters de la colline Hollywood, non. Ma chambre à moi arborait fièrement des photos du Grand Canyon, des panneaux de la route 66 et des plaques d’immatriculation du Kentucky. Je passais des heures sur ce que les jeunes d’aujourd’hui ne connaîtront jamais ; Encarta (en CD-ROM svp). Je fantasmais sur les photos des grandes plaines, des routes désertes, des musiques locales (à savoir la country à franges et le rock sudiste) et je rêvais de ce cliché de me retrouver dans un motel miteux aux néons grésillants et accoudée au bar dépeuplé d’un bled paumé dont les hauts parleurs crachoteraient des titres inécoutables dans un autre contexte. Cet engouement est arrivé par hasard, je n’ai jamais foutu un doigt de pied outre-Atlantique et mes parents n’avaient absolument aucun penchant pour cette culture. Peut-être que la découverte du festival Lilith Fair a enclenché un truc, les mélodies des Indigo Girls, Lisa Loeb et autres Joan Osborne m’ont mis un pied dans ce que j’appelle affectueusement aujourd’hui l’Americana hardcore et tous les clichés qui en découlent. Mais justement, était-ce juste ça ? Clichés ou réalité ?

Les années qui ont suivies j’ai dessiné les contours de ma vision des USA à grands renforts de films ultra glauques que j’ai ingurgité jusqu’au dégoût ; Requiem For A Dream, Thirteen, Paris Texas, Trainspotting, Crazy Heart et tous les films où Sean Penn se retrouve torse nu. Après visionnage, j’étais prise de gros sentiments de malaise et je mettais plusieurs jours à me sortir ces images de la tête, pourtant j’y revenais inlassablement, une vraie boulimique de la misère humaine. Il y avait un côté exotique à tout ça et un certain magnétisme devant l’incompréhensible ; comment le pays le plus développé du monde, le plus puissant, pouvait-il abriter autant d’âmes piégées dans le carcan d’une éducation conservatrice et brutale, celle que l’ouverture d’esprit moderne n’aurait jamais atteint ?

Dans tout ce marasme, un film en particulier m’a marquée au plus profond de mon être, celui qui nous intéresse aujourd’hui ; Boy’s Don’t Cry (Kimberley Peirce-1999). L’histoire vraie de Brandon Teena est un fait divers qui porte en lui toutes les fractures de cette Amérique profonde sous-éduquée, pauvre, incestueuse, camée, qui tue l’ennui dans des rodéos routiers et le saccage de boîtes aux lettres. C’est dans ce décor de « rêve », au fin fond du Nebraska, que Brandon Teena, un jeune homme transgenre, a tenté au début des années 1990, avec l’espoir et la naïveté propre aux adolescents, d’être heureux. Celui que ses petites-amies dupées considéraient comme le meilleur des boyfriends est tombé dans la petite délinquance pour pouvoir couvrir les élues de son cœur de cadeaux et économiser pour s’offrir l’opération chirurgicale qui lui permettrait d’achever sa transition. Ses démêlés avec la justice et avec les grands frères des dites petites-amies, méga vénères de découvrir qu’il avait menti sur la nature de ses parties biologiques, l’ont poussé à fuir Lincoln et à débarquer dans un bled qui schlingue, Falls City. Très vite, il y fait la connaissance d’une bande de paumés dont les rois sont John Lotter et Tom Nissen et tombe fou amoureux de la reine des brebis galeuses, Lana Tisdel. Est-ce par amour ou bien pour challenger sa virilité que Brandon s’est acoquiné avec ces raclures ? Probablement un peu des deux. Le fait est que plus il passe de temps avec eux, plus il se met en grand danger, faisant chanceler le château de cartes fragile dans lequel il se croit à l’abri. Quand inéluctablement celui-ci s’effondre, c’est un déferlement inouï de violence psychologique et physique qui s’abat sur lui. John et Tom qui commençaient à être agacés par la place qu’avait pris Brandon dans le groupe et dans le coeur de Lana, l’exposent nu aux yeux de tous avant de le violer, le tabasser et finalement l’abattre froidement le 31 décembre 1993, alors qu’il a juste 21 ans. Welcome to America !  

Aujourd’hui controversé et jugé problématique à plusieurs égards par la communauté LGBTQIA+ (le personnage de Brandon interprété par une femme cisgenre, Hilary Swank, les crédits de fin qui mentionnent le nom de naissance de Brandon entre parenthèses…), le film de Kimberly Pierce était à mon sens très progressiste pour l’époque (1999) où il était rare que la transidentité soit abordée sérieusement au cinéma, surtout s’agissant d’un homme trans. On pourrait aussi parler de son utilisation ultra précise de la musique dans le film, véritable feuille de route inconsciente qui ne fait entrer de voix féminines qu’au moment où l’identité masculine de Brandon est bien intégrée par le spectateur, ou de sa capacité à donner plein d’infos dans un seul plan, mais je n’ai étudié le cinéma que deux mois à la fac et c’est pas ça qui en fait mon film culte.  Tout dans ce film à micro-budget a été pensé par la réalisatrice pour que le public ressente l’ambivalence des sentiments et des actes des personnages. On comprend l’attirance de Brandon pour un mec comme John Lotter, son envie de se lier d’amitié avec ce qui lui semble un exemple de virilité à suivre, même si ça implique de mettre un mouchoir sur le danger qu’il représente, mouchoir qui s’envolera petit à petit autant pour Brandon que pour le spectateur jusqu’à exposer la brutalité extrême d’un homme dont les biais cognitifs sont définitivement dénués de raison et de bon sens (spoiler : c’est un psychopathe). Kimberly Pierce est parvenue à nous faire ressentir de l’empathie pour cette bande de “laissés pour compte” de l’Amérique, trop ignorants pour faire face à une crise d’identité sexuelle. C’est cette proximité avec les personnages, cette immersion dans leur intimité qui en font un film aussi génial et tout autant désagréable à visionner. 

Boys Don’t Cry réunissait tous les ingrédients qui alimentaient ma fascination pour l’Amérique Profonde. Si tout s’est arrêté net en 2016 quand j’ai vu cette communauté revêtir les casquettes rouges au slogan plus que paradoxal “Make America Great Again” et basculer dans une réalité que je trouvais définitivement trop malaisante pour la petite européenne que je suis, le film de Kimberly Peirce reste celui vers lequel je reviens sans cesse avec à chaque fois un nouveau regard, de nouvelles questions et un sentiment coupable de voyeurisme. Est-ce que le destin tragique de Brandon Teena a fait bouger les lignes en 20 ans ? Aux vues de l’actualité chez l’Oncle Sam permettez moi d’en douter. On n’a pas fini de voir Sean Penn torse nu c’est déjà ça (Flag Day dernier en date et chaudement recommandé!).

CLO JACQUEMIN

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