En novembre dernier, Le Gospel a publié le premier livre de l’Américaine Claire Cronin: « Les Écrans sanglants: cinéma d’horreur, mysticisme et regard féminin », un texte hybride et fabuleux, quelque part entre critique culturelle, journal intime et poésie. Je lui ai posé quelques questions pour préparer la sortie et le résultat m’a paru digne d’intérêt. Le voici donc…
Comment avez-vous commencé à travailler sur ce livre ? Et comment vous est venue l’idée de mélanger les recherches sur l’horreur et la non-fiction ?
J’ai commencé à travailler sur le projet avant de savoir ce qu’il deviendrait. Tout a débuté par un bref essai que j’ai réalisé pour un cours de création littéraire à l’université, pendant mon doctorat en littérature anglaise à l’Université de Géorgie. Je n’avais pas vraiment encore écrit d’essai créatif – à part les travaux académiques, j’écrivais juste des chansons et des poèmes.
Il fallait alors produire un texte sur ce que l’on voulait. Je voulais comprendre pourquoi j’avais toujours eu une obsession pour l’horreur. Dès le départ, mon travail combinait l’autobiographie à des recherches que j’avais réalisées sur l’horreur. J’y ai aussi incorporé quelques pages de dessins de scènes de films d’horreur, principalement car je n’étais pas sûre d’atteindre le quota de pages demandées ! Ce petit essai m’a permis de susciter en moi un intérêt plus profond sur ce sujet et j’ai continué à travailler dessus même après la fin de ce cours. Plus j’écrivais, plus je m’aperçevais que j’avais des choses à dire sur l’horreur. Ce genre ouvrait en moi tout plein de nouvelles dimensions. Je pouvais traiter des fantômes, des démons et de la religion, pourquoi les gens croient en des choses irrationnelles et de l’histoire de ma propre famille. Je pouvais aborder la souffrance, de la mort, du traumatisme et de l’idéalisation du suicide.
Finalement, j’ai passé quatre ans à écrire ce livre. Dans ce temps-là, j’ai fait énormément de recherches universitaires, je regardais beaucoup de films et j’ai lu de nombreuses histoires de fantômes. J’ai visité des cimetières et tenté mes propres rituels magiques. J’ai confessé mes péchés auprès d’un prêtre. Le projet tout entier s’est transformé en une obsession très plaisante la plupart du temps bien qu’il y ait eu des jours très intenses et où j’étais déboussolée. Au final, il en est sorti le présent ouvrage, qui mélange la recherche à l’écriture intime avec des extraits de poèmes, des synopsis d’intrigues et des répliques de films d’horreur.
Comment a été accueilli le livre lorsqu’il a été publié en anglais ?
Quand je me remémore l’accueil du livre à ses débuts, je pense toujours au moment où il est sorti. La version anglaise, qui s’intitule Blue Light of the Screen: On Horror, Ghosts, and God, a été publiée en Octobre 2020. On traversait un automne pénible et terrifiant. C’était la première année de la pandémie, lorsqu’une large partie de la Californie était encore confinée. Je vivais une existence très isolée, dans une vieille maison grinçante dont mon mari avait hérité suite au décès de son père. J’étais aussi enceinte de notre premier enfant.
Chaque jour, je lisais des articles sur la mort et la maladie. J’avais la tête pleine d’histoires de gens qui souffraient et mouraient. Aux États-Unis, il y avait beaucoup d’agitation sociale et de violence. Nous étions en octobre, seulement un mois avant les élections présidentielles, lorsque Trump a perdu face à Joe Biden puis a affirmé que les résultats étaient faussés. Ça a conduit à toutes sortes de chaos et d’extrémisme et de batailles publiques sur la question de la vérité. Les gens croyaient à des choses complètement folles et on ne faisait confiance à personne. On aurait dit le début d’une apocalypse, et, je suis désolée de le dire, mais ça ne s’est pas amélioré pendant ces quatre dernières années (l’interview a été réalisée un peu avant les dernières élections américaines-ndr).
En 2020, je bossais aussi pour une entreprise de podcasts de true crime. Alors j’étais payée pour passer 40 heures par semaine à me renseigner sur des meurtres, des tueurs en série et des disparitions mystérieuses, ce qui se greffait aux pensées horribles que j’avais déjà. En tant que personne qui aime l’horreur, j’ai dû me rendre compte à quel point il était différent de faire face aux terreurs du monde réel. Mon appétit pour les films d’horreur s’est alors amenuisé. Mais le livre a été très bien accueilli. J’ai reçu des critiques bien réfléchies et des messages de lecteurs qui s’identifient à certains aspects de mon histoire – en particulier les fans d’horreur qui ont grandi au sein de familles croyantes ou qui ont lutté contre la dépression.
Un autre aspect plus malheureux de la sortie à ce moment-là, c’est que tout ce que j’avais prévu a été annulé. Je devais partir en tournée pendant l’année mais je n’ai pas pu. Toutefois, c’est ce que tant de gens ont vécu en 2020 et pour être honnête, je me suis sentie vraiment chanceuse d’ếtre en vie.
C’est étrange de voir la traduction française être publiée alors que Trump s’engage encore une fois dans la course à l’élection présidentielle, que je suis à nouveau enceinte et dans l’incapacité de voyager. J’ai parfois l’impression que la vie tourne en rond et revient toujours aux mêmes problèmes ; qu’il n’y a pas d’avancée possible.
Vous êtes aussi une artiste visuelle et une musicienne. Est-ce que vos autres projets influencent votre écriture ?
Oui, je pense que tout est lié – mon écriture, ma musique et mon art visuel. Je joue de la guitare et j’écris des chansons depuis que je suis enfant, et j’ai commencé à sortir des albums à l’adolescence. J’ai toujours fait de la peinture et du dessin en tant que loisirs et j’ai pris des cours de dessin lorsque j’étais plus jeune. Mais je ne me suis considérée écrivaine qu’à la fin de la vingtaine, et à ce stade, mon écriture était influencée par tout ce que j’avais appris en écrivant des chansons et en réalisant des œuvres visuelles. Au cours des années où j’ai travaillé sur ce livre, j’ai également écrit des chansons qui sont devenues un album, Big Dread Moon, et quelques autres chansons qui sont plus tard devenues l’album Bloodless. De nombreuses paroles font mention d’éléments d’horreur – comme les loups-garous, les fantômes, la mort et le sang. Alors j’ai assurément été influencée par ce que je regardais et ce que je lisais.
Quant aux dessins dans la version anglaise du livre et ceux présents sur la couverture de la version française, ce sont des dessins d’éléments que je trouve effrayants ou intéressants. Je les considère comme des icônes superstitieuses. Une partie de l’imagerie est directement tirée de films d’horreur que j’ai visionnés.
Vous évoquez dans le texte de votre combat contre la dépression. Cela a-t-il été un processus cathartique?
Il m’a semblé important d’écrire sur la dépression et de révéler ma propre expérience en la matière plutôt que d’en parler de manière générale et très détachée. Je pense que mon combat contre la dépression explique en grande partie pourquoi je suis attirée par l’horreur.
Comme je l’explique au sein de l’ouvrage, les histoires de fantômes sont mon genre préféré d’horreur et leur horreur, c’est le deuil. On y traite toujours d’une sorte de perte. Le fantôme est triste tout en étant effrayant.
Parfois, je pense que la dépression nous donne l’impression d’être hanté ou possédé par un esprit maléfique. La façon dont ça vous submerge est terrifiante et mystérieuse. Comme un fantôme, c’est une tristesse qui fait peur et qui est dangereuse, car vos pensées peuvent devenir si sombres et votre vision du monde si altérée. Dans le livre, j’explore ces aspects de la dépression et je tente de comprendre ce par quoi j’ai été hantée.
Je ne veux en aucun cas idéaliser la dépression en disant cela : il y a une différence entre la mélancolie dont on parle dans les poèmes et la maladie mentale qui peut vous arrêter dans votre élan. J’ai vécu les deux. Je suis une thérapie et je prends des médicaments par intermittence depuis mon adolescence. Je comprends les différentes causes du désespoir. Mais il y a encore quelque chose dans la dépression qui ne correspond pas tout à fait aux modèles construits par la science et la psychologie. Pour étudier cela, je me tourne vers les domaines des métaphores et des histoires. Cet ouvrage m’est apparu comme cathartique.
C’est un livre assez mystique et religieux, pouvez-vous nous en parler ?
Le livre traite en grande partie de la religion et de la spiritualité. C’est tout d’abord parce que ce sont des thèmes de l’horreur – en particulier les histoires de fantômes et les films sur l’exorcisme, ou n’importe quelle histoire qui parle de la vie après la mort. Mais également, sur le plan personnel, j’avais besoin de parler de la religion car j’ai grandi au sein d’une famille catholique très superstitieuse.
Ma mère m’a appris dès le plus jeune âge que les démons et les anges existaient… que les saints étaient, en gros, des magiciens qui faisaient tout plein de choses incroyables et étranges… que l’on devait prier nos parents décédés et qu’ils nous entendraient… que l’exorcisme pouvait régler les problèmes… et qu’il y existait certains rituels pour se protéger des forces invisibles et malveillantes.
J’ai le sentiment que ce système de croyances m’a préparé à vraiment apprécier les films d’horreur – surtout ceux sur la religion et le surnaturel. Car même après avoir rejeté certaines croyances de ma famille, une part de moi continuait à croire que cela pouvait être vrai. Alors lorsque que je découvre une histoire fictive qui comporte par exemple des démons, c’est encore plus terrifiant et convaincant. Mais au-delà du catholicisme, je m’intéressais à la culture des croyances en général. Je voulais explorer ce qui était réel et ce qui n’était qu’illusion et parler de cela à travers le spectre de mon expérience personnelle plutôt qu’une argumentation philosophique. Tout au long du livre, je me confronte aux différentes croyances que j’ai rencontrées. J’ai l’impression que le monde spirituel est bien réel mais qu’il dépasse notre compréhension et le dogme d’une religion ou d’une église. Nous entrapercevons le spirituel en nous-même, dans la nature, dans des actes courageux, dans l’art et dans notre relation aux morts. Parfois même, quelque chose de vraiment spirituel se tient dans les églises ou les rituels privés. Je pense néanmoins que tout cela reste un mystère.
J’ai l’impression que Dieu existe, mais “Il” n’est en rien comme on l’imagine. Dieu n’est en rien humain. Les anges n’ont pas de genre et n’ont jamais vécu sur Terre. Le mal est réel et omniprésent, mais je ne suis pas certaine que les démons le soient. Lorsque nous prions, la plupart de nos prières restent sans réponse. D’horrible actes sont commis chaque jour et je pense que cela n’a rien à voir avec Dieu. La culture humaine me rend parfois si malade que j’ai envie de la transcender, d’aller dans un endroit qui nous dépasse, nous et nos problèmes. C’est ce que j’aspire à atteindre dans la pratique spirituelle et là où j’espère que nous allons après notre mort.
Interview: Adrien Durand
Traduction: Ninon Chaupy
Les Écrans sanglants de Claire Cronin est disponible en librairies.
ENGLISH VERSION
How did you start working on the book? And how did you come up with the idea of mixing horror studies and non-fiction?
I started working on the project before I knew what it would become. It began as a short essay that I wrote for a creative writing class in graduate school, when I was getting a PhD in English Literature at the University of Georgia. I’d never really written a creative essay before—I’d just been writing songs and poems and serious academic essays.
For the class assignment, we could write about anything we wanted. And I wanted to explore why I had a lifelong obsession with the horror genre. From the beginning, the piece combined autobiography with things that I’d researched about horror. I also included a few pages of drawings of horror movie scenes, mostly because I wasn’t sure that I could meet the page limit!
My short essay was enough to spark a deeper interest, and I kept working on it after the class was over. The more I wrote, the more I found that I had a lot to say about horror. There was something about it that opened up all these other avenues inside me. I could talk about ghosts and demons and religion, why people believe irrational things, and my own family history. I could talk about suffering, death, trauma, and suicidal ideation.
In the end, I spent four years writing the book. In that time, I did a lot of scholarly research in media and horror studies, and I also watched a lot of movies and read a lot of ghost stories. I visited graveyards and attempted my own magical rituals. I confessed my sins to a priest.
The whole project became obsessive in a way that was mostly pleasurable, though there were days when it was also disorienting and intense. The final result is this book, which mixes scholarly and personal writing alongside excerpts of poems, plot synopses, and quotes from horror films.
How was the reception of your book when it was released back in 2020?
When I think about the reception of my book when it first came out, I think about the time it was released. The English version, which is called Blue Light of the Screen: On Horror, Ghosts, and God, came out in October 2020. That was a very difficult and frightening autumn. It was in the first year of the pandemic, when much of California was still shut down. I was living a very isolated life, in a creaky old house that my husband had inherited from his deceased father. I was also pregnant with our first child.
Every day, I read about death and illness in the news. My mind was full of stories about people who were suffering and dying. And in America, there was a lot of social unrest and violence. October was only a month before the presidential election, when Trump lost to Joe Biden and then claimed that the election results had been faked. That led to all kinds of chaos and extremism and very public battles over what the truth was. People believed insane things and no one trusted each other. It felt like the beginning of an apocalypse, which I’m sorry to say has not gotten any better in the four years since then.
In 2020, I was also working for a true crime podcast company. So I was being paid to spend 40 hours a week reading about murders and serial killers and mysterious disappearances, and this added to the horrible things I was already thinking about. As a person who likes horror, I had to confront how different it was to face real-world terrors. My appetite for horror films decreased.
But the reception of the book was very good. I had some really thoughtful reviews and received notes from readers who identified with certain aspects of my story—especially horror fans who also grew up in religious families or struggled with depression.
One other unfortunate thing about the timing of the release was that everything I planned was cancelled. I was going to go on a book tour that year and it couldn’t happen. But that’s what so many people experienced in 2020, and really, I felt lucky just to be alive.
It’s strange now to have the French edition of the book come out during another Trump election cycle, when I’m pregnant with our second child and unable to travel again. Sometimes I feel like life just circles back over the same issues; that there is no forward movement.
You’re also a visual artist and musician. Are your other projects influential to your writing?
Yes, I think it’s all related—my writing and music and visual art. I’ve been playing guitar and writing songs since I was a child, and I started releasing albums when I was a teenager. I’ve always done painting and drawing for fun and took a lot of art classes when I was younger. But I didn’t think of myself as a writer until I was in my late 20s, and by that point, my writing was very influenced by what I’d learned through songwriting and making visual images.
In the years I was working on this book, I also wrote songs that became an album called Big Dread Moon, and some other songs that went onto a later album called Bloodless. A lot of those lyrics mention elements of horror—things like werewolves, ghosts, death, and blood. So I was definitely influenced by what I was watching and reading.
As for the drawings in the English version of the book and the ones that appear on the cover of the French version, those are pictures of things that I find scary or interesting. I think of them as little superstitious icons. Some of the imagery comes directly from horror movies I’ve seen.
You mention in the text your fight against depression? Was it difficult to address these events or more of a catharsis?
It felt important to write about depression and to confess my own experience with it instead of talking about it in only a general, distanced way. I think my struggle with depression is an essential part of why I’m drawn to horror.
As I explain in the book, my favorite genre of horror is the ghost story, and the horror of the ghost story is grief. It’s always about some kind of loss. The ghost is sad and scary at the same time.
Sometimes, I think depression feels like being haunted or possessed by an evil spirit. There’s something mysterious and horrifying about how it overtakes you. Like a ghost, it is a sadness that is scary and dangerous, because your thoughts can become so dark and your perspective can become so distorted. In the book, I explore these aspects of depression and try to figure out what I’ve been haunted by.
I don’t mean to romanticize depression too much by saying this; there is a difference between the kind of melancholy that is written about in poems and the mental illness that can stop you in your tracks. I’ve experienced both, and I’ve been in therapy and taken medications off and on since I was a teenager. I understand the various causes of despair. But there is still something in depression that doesn’t quite fit with the models we have from science and psychology. To explore that, I turn to the realms of metaphor and story. It felt cathartic to write about all this.
It’s a pretty mystical and religious book, can you tell us about this part of your life vision?
The book spends a lot of time talking about religion and spirituality. That’s because, first of all, those are themes in horror—especially in ghost stories or exorcism films, or any story that talks about the afterlife. But also, on a personal level, I needed to talk about religion because I grew up in a very superstitious Catholic family.
My mom taught from me from an early age that demons and angels were real…. that saints were basically magicians who did all these incredible, strange things… that we should pray to our dead relatives and they would hear us… that problems could be solved with exorcisms… and that there were certain rituals we could perform to protect ourselves from invisible, malevolent forces.
I feel like that belief system prepared me to really like horror movies—-especially ones about religion and the supernatural. Because even after I’d rejected some of my family’s beliefs, a part of me was still convinced that all of it could be true. So when I encounter a fictional horror story with demons in it, for example, it’s even more frightening and compelling.
But beyond Catholicism, I was interested in the question of belief in general. I wanted to explore what’s real and what’s delusion, and to talk about this through personal experience rather than as some kind of philosophical argument. Throughout the book, I wrestle with the different beliefs that I’ve encountered. I feel that the spiritual world is real, but it’s beyond our understanding and the dogma of any religion or church. We see glimpses of the spiritual inside ourselves, and in nature, and in acts of bravery, and in art, and in how we relate to the dead. And sometimes, something truly spiritual appears in churches or private rituals. But I think it’s all a mystery.
I feel like God is real, but “He” isn’t like anything we’ve pictured. God isn’t human at all. The angels are genderless and never lived on Earth. Evil is real and everywhere, but I’m not sure if demons are. When we pray, most of our prayers aren’t answered. Horrible acts of violence are committed every day and I don’t think God has anything to do with it. Sometimes I feel so sick of human culture and want to transcend it—to go to a place that is beyond us and our problems. That’s what I wish to reach in spiritual practice, and where I hope we go when we die.